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Jean Corti
Interview de Jean Corti
Vous avez été l'accordéoniste de Jacques Brel, pendant 6 ans, de 1960 à 1966. Comment s'est passée votre rencontre ?
On s'est croisé une première fois en 1959, à Bandol. Jacques était en vacances et moi, je travaillais avec mon orchestre.
Et puis, en août 60, Canetti appelle à la maison. Il cherchait un accordéoniste. La tournée devait durer un mois. Quand les répétitions ont commencé aux Trois Baudets, c'est là que j'ai revu Brel. Je lui ai rappelé Bandol
Il a tout de suite réagit. " Ah oui, l'Orchestre Corti ! Comment tu vas ? Qu'est-ce que tu fais là ? "
Et comme j'accompagnais une chanteuse en première partie de son spectacle, il m'a demandé de rester pour la deuxième. Alors j'ai dit pourquoi pas ! C'est parti comme ça ! J'étais destiné à faire un mois et ça a duré 6 ans !
On peut donc dire que vous l'avez bien connu ?
On s'est bien connu pour la bonne et simple raison que Brel, tout en ayant le talent que tout le monde connaît, était accessible, humain, et sociable. Il n'y avait pas de différence entre la vedette de la tournée et les musiciens. On était tous dans la même galère
Pourtant, dès le début, je savais que c'était une vedette et que c'était un bon. Mais pour nous, ses musiciens, c'était avant tout un chanteur qui travaillait comme une bête et qui travaillait bien !
Et puis, pour des signatures ou des interviews, il était toujours partant. Et s'il continue d'avoir du succès après 25 ans, et à mon avis encore peut-être pour pas mal de temps, c'est que c'était un chanteur réaliste, comme Piaf ou Brassens.
Et ses défauts ?
Les défauts il devait certainement en avoir mais en six années je n'ai pas tellement eu le temps de m'en apercevoir Ceci dit, quand il composait et qu'il avait des difficultés à finir, il se retirait du circuit. Il disparaissait jusqu'au soir. Il était enfermé, cloisonné dans sa chambre et on avait l'impression qu'il nous faisait la gueule. Il était taciturne, bougon, parce qu'il ne pouvait pas finir. Est-ce que c'est un défaut, je ne sais pas.
Est-ce qu'il avait des modèles musicaux, des références ?
Non, il n'écoutait pas les musiques de l'époque, pas de variété. Par contre, il était très féru de musique classique.
Comment travaillait-il, lui qui n'avait pas vraiment de formation musicale traditionnelle ?
Il travaillait tout le temps ! Nuit et jour ! C'était un observateur. En tant que chanteur réaliste, il savait observer la vie et les gens autour de lui. Il était capable de passer une nuit entière à discuter avec un veilleur de nuit. Et ce veilleur de nuit ou les gens qu'il côtoyait, il les traduisait en chanson. Madeleine, Mathilde, Frida ont bel et bien existé ! Les Bourgeois, Les Vieux, il les avaient vus quelque part, c'est sûr
Justement à propos des Bourgeois et des Vieux, vous avez participé à la conception de ces chansons. Comment ?
Pendant les répétitions, avant l'ouverture des portes du théâtre, Brel arrivait et il nous disait: " Essayez de me trouver une musique rigolote ou langoureuse ou triste
" On improvisait jusqu'au moment où il disait " Voilà, ça c'est pas mal, il faudrait développer
".
Pour Les Bourgeois, il voulait une petite java marrante. Je lui ai proposé un thème. Il l'a transformé pour qu'il ne soit ni trop long ni trop court. Il revenait sur la structure seulement quand il avait trouvé l'ambiance du morceau.
Succès mondial, donc, très vite. Comment se passaient les tournées ?
Beaucoup d'étudiants et de gens d'ambassades, de culture française Et dans
Et dans les pays francophones, les gens venaient écouter Brel, parce qu'ils l'avaient entendu à la radio. Donc, dans tous les cas, il faisait le plein !
Avant d'entrer en scène, il avait ses petites manies, ses tics. Il était assez malade, il vomissait souvent. Il faisait les cents pas, en ruminant, tête baissée, derrière le rideau.
Et pourtant vous avez quand même décidé de quitter Brel avant sa tournée dite d'adieux. Pourquoi ?
J'avais des soucis familiaux
la route constamment, c'est un problème pour la vie de famille. Et c'était non-stop ! 280 galas par an, en moyenne !
Début 66, je lui ai donc dit que j'allais arrêter. On était en Russie. On a passé la nuit dans sa chambre à discuter : " mais qu'est-ce que tu vas faire, mais t'es con
tu vas t'emmerder
à ton âge
". On était entre hommes, quoi !
D'ailleurs, à ce sujet, on a tort de croire qu'il était misogyne.
Quand Sylvette Allard nous a rejoint aux Ondes Martenot, il n'y a pas eu de problème.
Elevé dans les traditions, il était très poli et galant, mais il ne fallait pas que ça dure trop longtemps. Le besoin de " déconner " reprenait vite le dessus. Et ça, c'était une affaire d'homme.
Pour en revenir à mon départ, on est resté en excellants termes. Par la suite, j'ai acheté une discothèque et comme j'avais du mal à démarrer, il est venu, gratuitement faire l'ouverture. Ensuite, j'ai revu Brel, sur son premier film, qui se tournait près de mon établissement. Puis, après l'Homme de la Mancha, on s'est perdu et je le regrette profondément.
J'aurais pu prendre contact par courrier quand il était aux Marquises. Je ne sais pas pourquoi, je ne l'ai pas fait. Je devais penser qu'on se reverrait un jour ou l'autre. Mais la vie en a décidé autrement.
Quelle est, pour vous, la plus belle chanson de Brel ?
J'ai une préférence pour Ces gens-là . Elle est superbement construite. Brel a vraiment vu tous ces " gens-là " : - l'autre avec sa carotte, le rouquin qu'est méchant comme une teigne la Frida . C'est un tableau, cette chanson un Bruegel
Quelles sont vos activités, aujourd'hui ?
Je fais toujours de la musique. J'accompagne à l'occasion les Têtes Raides, par exemple. Ils ont d'ailleurs produit mon premier album soliste Couka , toujours à l'accordéon, évidemment.
En tout cas, je me rends compte avec le temps qui passe que Brel était vraiment un grand. Et j'attends toujours la relève
à quelques exceptions près. J'avoue que j'irai volontiers voir Halliday pour son travail sur scène. Mais en général, je trouve qu'on fait des titres à-la-va-vite, sans véritable écriture. Brel, lui, savait raconter des histoires, en trois minutes, le temps d'une chanson.
On dit souvent que l'accordéon est le piano du pauvre, ça vous fait rire ou bondir ?
Ca me fait rire ! C'est cher un accordéon ! On dit piano du pauvre à cause de son côté populaire. Mais c'est ce qui fait sa richesse. Et ça, Brel l'avait parfaitement compris.
Interview réalisée par Anne Picard
( vu sur : http://www.arte.tv/fr/art-musique/Brel/709148,CmC=709138.html)
Vidéo de Jean Corti :